2e semaine de Carême (21 février 2016)
Nous venons d’écouter l’épisode de la Transfiguration dans l’évangile de Luc (9, 28-36). Un texte remarquable parce qu’il nous montre Jésus dans un Face-à-face avec Dieu. Le visage du Fils vient à la rencontre du visage du Père. Avec nos yeux d’homme et de femme, nous savons qu’un face-à-face aboutit à un cœur-à-cœur. Ce cœur qui est notre seul véritable moteur de la vie terrestre. Tous nos sens y participent et en particulier « les yeux qui sont en relation avec notre cœur. L’homme de la Bible attribue ainsi aux yeux les intentions profondes du cœur, comme le désir, l’espérance, l’humilité, la pitié mais aussi l’orgueil (Is 2,11) ou la dureté (Dt 15,9) ou la convoitise et l’envie (Mt 5,29 ; 18,9 ; 2 P 2,14 ; 1 Jn 2,16) »1
Temps du Carême : temps d’une nouvelle contemplation de Dieu
Pour ce face-à-face en devenir, écoutons saint Jean-Paul II : « La beauté, qui est l’un des termes privilégiés en Orient pour exprimer la divine harmonie et le modèle de l’humanité transfigurée, se révèle partout : dans les formes du sanctuaire, dans les sons, dans les couleurs, dans les lumières, dans les parfums ».2
Ainsi, dans ce grand vaisseau de l’Église qu’est notre cathédrale, nous pouvons puiser aux sources de l’amour par toutes les expressions de l’art sacré. Des vitraux aux sculptures, des peintures au mobilier liturgique, des chandeliers de lumière à la musique portée par l’air… Tout concourt pour que nos sens nous rapprochent des représentations de Dieu et par l’action de l’Esprit Saint, toucher Dieu.
Redécouvrons-les en cette année Jubilaire de la Miséricorde par le pèlerinage proposé ici-même et arrêtez-vous par exemple sur le vitrail du Fils prodigue, dans le déambulatoire derrière moi, presque dans l’axe de la nef. En son point culminant, méditez la scène de réconciliation entre les deux frères initiée par le Père. Quelle puissance et quel amour du Père ! Le Père est constamment prêt à pardonner. Il est tout entier désir de pardon ; c’est nous qui ne le sommes pas, par orgueil, paresse ou indifférence.
De par la mission que m’a confiée notre évêque, je voudrai aussi évoquer un autre face-à-face, comme « une œuvre spirituelle destinée à conseiller, enseigner, pardonner, avertir et prier »3
Je vous propose la représentation iconographique de la Transfiguration4, comme un instantané de l’évangile de Luc que nous avons médité ce dimanche. Tout semble figé. Le Christ transfiguré au centre sur le Mont Thabor au premier plan, avec au pied de la montagne ses trois fidèles disciples Pierre, Jean et Jacques. Au second plan sur une autre montagne Moïse et Élie sont tournés vers le Christ, de part et d’autre. Et entre ces deux montagnes trois personnes circulent de gauche à droite ! Voilà le décor posé. « La scène de la Transfiguration se dit en termes de couleurs, d’éblouissement et d’illumination… »5
La couleur et la lumière
« Les couleurs sont détachées des intentions de la représentation réaliste… Le monde artistique des couleurs est celui des couleurs du monde, mais saisies dans leur correspondance et connivence avec les couleurs de l’âme et de l’univers spirituel… Les couleurs s’ouvrent à une dimension symbolique… L’art de l’icône vise l’accord, la fusion de la beauté visuelle et de la manifestation approchée de l’invisible signifié. »5
Approche descriptive de l’icône
Maintenant entrons dans la description des personnages car leurs attitudes nous révèlent quelles relations nous pouvons avoir avec le Christ.
Sur la droite, Moïse porte les tables de la Loi avec ses mains recouvertes du tissu de sa robe comme une manifestation respectueuse. C’est aussi un geste d’offrande. Sur l’autre versant de cette montagne aux couleurs bleutées, Élie semble s’entretenir avec le Christ. Sa main tendue est le prolongement de sa parole de prophète. Le prophète annonce Dieu et sa miséricorde. Ces deux voyants de la 1re alliance sont tournés vers le Christ.
Jésus, debout, amorce un geste de bénédiction (les deux natures de Jésus Christ, humaine et divine, dont l’union est figurée par la jonction du pouce et de l’annulaire de la main droite qui bénit). Derrière Jésus on perçoit comme un tissu rouge tendu, aux 4 coins bien pointus (pour nous évoquer peut-être les 4 évangélistes ?). Toujours derrière le Christ, une mandorle aux 3 couleurs (de l’extérieur, vers l’intérieur, les couleurs vont du sombre à la lumière ; le centre est même étincelant et rayonne – 6 groupes de 3 rayons). Les vêtements de Jésus sont blancs (difficile de les faire étincelants mais la tunique comme le manteau portés sont blancs). « Cette lumière est dite ‘incréée’. Cela signifie qu’il ne s’agit ni d’une lumière naturelle comme celle qu’émet le soleil ou que reflète la lune, ni d’une lumière artificielle comme celle que nous pouvons produire avec une allumette, un cierge ou une ampoule électrique. C’est, au contraire, une lumière qui vient d’ailleurs et qui est la manifestation de Dieu sur terre. Cette lumière est interprétée par les Pères de l’Église comme étant la présence de l’Esprit-Saint. Jésus est là, tout nimbé de lumière, et la voix du Père retentit ‘Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai choisi : écoutez-le !’ La Transfiguration du Christ sur le mont Thabor est, par conséquent, une manifestation de Dieu en trois personnes.»6
Dans le sacrement du baptême, le nouveau baptisé est revêtu du vêtement blanc, homme nouveau, plongé dans la mort et la résurrection de Jésus… Vous devinez bien la transfiguration de Jésus comme une anticipation de l’événement pascal.
Le regard du Christ ne répond pas aux deux voyants Moïse et Élie mais il regarde celui qui contemple et prie l’icône. Voici le Face-à-face auquel je suis convié : la rencontre du Fils de Dieu transfiguré.
Au pied de cette montagne (centrale) se trouvent les 3 apôtres, dans des postures chavirées qui semblent en mouvement. D’après les visages, nous reconnaissons à gauche Pierre qui protège son oreille de la main gauche (lorsqu’une voix se fit entendre) et qui trébuche. Jean le personnage central, imberbe, fait une cabriole (il est comme projeté au sol – souvenez-vous de Paul sur le chemin de Damas) et enfin Jacques qui est déjà au sol et qui se maintient difficilement en équilibre tout en cachant son regard de sa main droite. La lumière en face-à-face fait mal. Les apôtres furent comme aveuglés par la gloire du Christ. Puissance de la lumière divine, faiblesse de notre regard. Puissance de la parole, faiblesse de notre cœur lent à croire. Un appel à la conversion.
La montagne, sur laquelle se trouvent Jésus et les disciples, est vivante, d’une couleur de terre. Des arbustes y poussent. Elle manifeste la création et nous impose le respect. Et le pape François de nous inviter à « …préserver l’environnement, prêter attention à la beauté, et l’aimer, pour nous aider à sortir du pragmatiste utilitariste… »7 et de poursuivre « … la crise écologique est un appel à une profonde conversion intérieure… Vivre la vocation de protecteurs de l’œuvre de Dieu est une part essentielle d’une existence vertueuse… »8 Cette terre, notre terre, Jésus la foule de ses pieds nus, comme il enverra ses disciples en mission, sans argent, ni sac, ni sandales (Lc 10, 4). Un contact naturel qui peut nous éveiller à « …Une écologie intégrale. Celle-ci implique de consacrer un peu de temps à retrouver l’harmonie sereine avec la création, à réfléchir sur notre style de vie et sur nos idéaux, à contempler le Créateur, qui vit parmi nous et dans ce qui nous entoure, dont la présence ‘ne doit pas être fabriquée, mais découverte, dévoilée’.»9
Deux scènes s’insèrent dans le milieu de l’icône, à l’horizontal : une scène qui traverse l’espace-temps de notre monde « Dieu qui est, qui était et qui vient », maintenant, hier et aujourd’hui. La permanence de Dieu dans notre vie, éphémère, terrestre.
À gauche, Jésus emmène seulement 3 apôtres : Pierre, Jacques et jean. Il s’agit de ceux qui ont été témoins de la résurrection-réanimation de la petite fille de Jaïre, le chef de la synagogue (Mc 5,37). Et ce sont les mêmes apôtres qui seront témoins de l’agonie de Jésus à Gethsémani (Mc 14,33). Là encore, une certaine permanence dans l’accompagnement du Christ : dans la souffrance (que ce soit la mort de la fille de Jaïre, sa propre agonie mais encore aujourd’hui avec nous, dans notre péché). Jésus montre la voie (main et bras gauche levés), l’unique voie du salut qui passe par le Père. Un accompagnement vers la résurrection, notre résurrection, notre avenir, notre espérance, notre salut. « Ils gravissent une montagne. Dans la Bible, la montagne est un lieu important, elle symbolise l’effort de l’homme pour s’éloigner du monde et de la foule, pour s’élever vers Dieu, là où l’air est plus pur. »10
À gauche de l’icône, Jésus entraîne les 3 apôtres à sa suite. À droite, Jésus les envoie en mission, tout en leur défendant de dire quoi que ce soit avant que le Fils de l’homme ne soit ressuscité ! Faire confiance au Christ, quoi qu’il arrive. Jésus est bien le prophète annoncé par Moïse (Dt 18,15).
Dans ce mouvement transversal, on devine une légère ascension… vers le Christ en gloire… puis une légère descente. Puis-je faire une analogie de cette montagne, où le Christ est à son sommet, avec la coupe offerte ou encore avec l’élévation de l’hostie par le prêtre, tenue à bout de bras : Christ présent au milieu de nous dans l’eucharistie !
Appelés à se laisser transfigurer
L’œuvre spirituelle, que nous évoque le pape dans son message de Carême, trouve alors un écho dans cette contemplation-prière. Jésus est présent dans nos vies. Comment lui faire une place pour qu’à mon tour je puisse rayonner de son amour miséricordieux ? L’icône permet de toucher du regard (et du cœur comme je le disais auparavant) l’amour de Dieu. Une proximité dans laquelle je pourrai à mon tour me reposer en totale confiance puisque l’amour de Dieu, par son Fils et l’Esprit, agit en moi. Puisqu’il nous invite à transfigurer nos vies ! Dans cette confiance, j’accepte librement de rayonner de Lui. Que cette contemplation de l’invisible au travers de l’icône, véritable Face-à-face, nous ouvre à la beauté permanente de la création. « …Comme l’enseignait saint Bonaventure : « La contemplation est d’autant plus éminente que l’homme sent en lui-même l’effet de la grâce divine et qu’il sait trouver Dieu dans les créatures extérieures ».11
La Transfiguration, notre espérance
Permettez-moi de conclure cette mini conférence de Carême avec les paroles du pape François dans sa lettre encyclique ‘Laudato Si’ :
« … Le Christ ressuscité habite au fond de chaque être et l’entoure de son affection comme en le pénétrant de sa lumière…
J’invite tous les chrétiens à expliciter cette dimension de leur conversion, en permettant que la force et la lumière de la grâce reçue s’étendent aussi à leur relation avec les autres créatures ainsi qu’avec le monde qui les entoure, et suscitent cette fraternité sublime avec toute la création, que saint François d’Assise a vécue d’une manière si lumineuse. »12
« à la fin, nous nous trouverons face à face avec la beauté infinie de Dieu (cf. 1 Co 13, 12) et nous pourrons lire, avec une heureuse admiration, le mystère de l’univers qui participera avec nous à la plénitude sans fin. Oui, nous voyageons vers le sabbat de l’éternité, vers la nouvelle Jérusalem, vers la maison commune du ciel. Jésus nous dit : « Voici, je fais l’univers nouveau » (Ap 21, 5). La vie éternelle sera un émerveillement partagé, où chaque créature, transformée d’une manière lumineuse, occupera sa place et aura quelque chose à apporter aux pauvres définitivement libérés. »13
Amen
Notes
1 cahier évangile n°46 de décembre1983
2 « Laudato Si », lettre encyclique du saint Père François sur la Sauvegarde de la maison commune donné à Rome le 24 mai 2015 – § 235, citation de J-Paul II
3 message du pape François pour le Carême 2016
4 d’après une icône crétoise du milieu du 16e s.
5 L’icône – art et pensée de l’invisible. Bruno Duborgel – CIEREC travaux LXXIII – Université Jean Monnet, St-Étienne, 1991, p.83-84
6 homélie sur la Transfiguration de Notre Seigneur du père Michel Evdokimov le 8/08/2004 à la crypte
7 id ; note 2, § 215
8 id ; note 2, § 217
9 id ; note 2, § 225
10 id. note 5
11 id note 2, § 233
12 id note 2, § 221
13 id note 2, § 243